
En
mars 1982, un mois après la sanglante bataille de Hama, le mouvement
islamique syrien, représenté par l’organisation des Frères Musulmans et
le Front islamique, signait la « charte d’une Alliance nationale pour la
libération de la Syrie » avec plusieurs partis démocratiques laïcs,
parmi lesquels le Baas pro-irakien de Michel Aflak et Chibli al Aysami,
le Mouvement socialiste arabe de Akram Haurani, des Nassériens, et des
personnalités indépendantes. L’objectif de cette « Alliance nationale »
est de « mettre fin au régime de Hafez al Assad et d’établir un régime
constitutionnel fondé sur la séparation des pouvoirs, et garantissant le
pluralisme politique et l’égalité de tous les citoyens ».
Pour les Frères musulmans aussi, l’alliance est l’aboutissement d’un long débat intérieur. Au début des discussions, ils avaient une conception très absolutiste de l’Etat islamique. Peu après la publication du manifeste du Rassemblement national démocratique, en mars 1980, ils avaient répondu par un tract qui disait: “Rentrez dans votre trou (de souris), c’est nous qui allons faire la Révolution. La seule voie, c’est l’Islam”. Peu à peu, cependant, le mouvement allait évoluer. Mais l’alliance avec les partis politiques a provoqué en son sein une nouvelle scission alors qu’il est déjà divisé sur la question de la lutte armée, et désormais partagé en trois tendances: la tendance “historique” d’Issam al Attar; la tendance “politique” d’Adnan Saadeddine et Said Haoua; et l’Avant-garde combattante d’Adnan Okla.
Le débat sur l’alliance politique avec les autres partis
Aujourd’hui encore les cadres de base des Frères Musulmans ne cachent pas leur hostilité au principe même d’une alliance politique: “Du temps du Prophète, les alliances ont échoué, dit l’un d’eux; par principe, je suis contre les partis. Et il y a des précédents: en Egypte, les officiers libres se sont ralliés aux Frères Musulmans pour les poignarder dans le dos” (après la révolution de 1952).

Conscients de ces réticences, les dirigeants des Frères Musulmans avaient procédé à de larges consultations en Syrie et à l’étranger. En Egypte notamment, où Zeinab al Ghazali, responsable de l’organisation des “Sœurs Musulmanes”, déclarait: “Malgré ma compassion après les massacres de Hama, la signature de l’alliance nationale avec les mouvements laïcs m’a beaucoup peinée; j’aurais aimé qu’une telle alliance ne fût pas signée”. De son côté, Omar Temelsani, le superviseur général par intérim des Frères Musulmans égyptiens, prenait une position nuancée: “Porter un jugement sur l’alliance conclue par les Frères Musulmans syriens avec les autres tendances de l’opposition serait injuste, car seuls les Frères syriens eux-mêmes peuvent juger de l’opportunité d’un tel accord, parce que c’est eux qui affrontent le feu du combat”.

Pour convaincre les hésitants de s’allier avec les partis politiques, les Frères Musulmans avaient fait valoir que tous les pays arabes voisins de la Syrie sont hostiles à l’établissement d’une République islamique à Damas, et que, en s’alliant avec les partis politiques, les Frères Musulmans montraient qu’ils ne voulaient pas instaurer un “régime qui déforme l’islam, à la Khomeini”. En outre, en s’alliant au Baas pro-irakien — et à l’Irak — le mouvement disposait d’une demi-heure d’émission quotidienne à la Radio de la Syrie arabe, émettant à partir du territoire irakien, tandis que des journaux pro-irakiens comme “Al Watan al Arabi” ouvraient leurs colonnes aux dirigeants des Frères Musulmans. L’Irak devait aussi leur accorder une aide plus substantielle, notamment dans le domaine militaire.
L’avant-garde combattante et le projet de “califat”
Difficilement admise par les éléments les plus modérés de l’organisation vivant à l’extérieur de la Syrie, qui se sont cependant pliés, par discipline, aux décisions de leurs dirigeants, l’alliance avec les partis politiques a été rejetée par les moudjahidines de l’intérieur qui se disent “intraitables”. Devant l’imminence d’un accord entre les Frères Musulmans et les partis, Adnan Okla, le chef de l’Avant-garde combattante, rompt le 17 décembre 1981 avec la tendance “politique”, qui l”exclut” de l’organisation des Frères Musulmans le 25 avril 1982.
Né en 1950 à Kouneitra, ayant fait des études d’ingénieur civil à Alep, Adnan Okla était, jusqu’en 1979, responsable d’une unité de moudjahidines. Après la répression brutale qui a frappé l’organisation des Frères Musulmans à cette époque, et la mort ou l’arrestation, en très peu de temps, des responsables de l’organisation militaire — Abdel Sattar al Zaim, (mort en août 1979), Hosni Aabo (exécuté en 1980) et Hussein Hamdi Hammam (tué en 1980) — Adnan Okla se voit confier la responsabilité du secteur d’Alep, avant de prendre la tête de “Talia al Moukatila” (l’Avant-garde combattante), dont l’objectif est le rétablissement du califat.
Le programme de l’Avant-garde combattante, c’est la création d’un Etat islamique, en recourant à la Djihad, c’est-à-dire, selon un proche conseiller d’Adnan Okla, la “lutte pour atteindre le chemin de Dieu”, ou, en utilisant un langage moins théologique, “l’utilisation de la force, de toutes les formes de force possibles, sauf celle qui est interdite par le Coran: contre les innocents”. L’organisation ne dédaigne pas de recourir au terrorisme, mais d’une façon sélective. “Pour faire tomber ce régime, dit le conseiller d’Adnan Okla, nous ne voulons pas taper sur n’importe quoi. Ce que l’on cherche à frapper, ce sont les piliers du régime, pas les ministres ni des gens qui occupent des positions apparemment importantes, mais des gens qui, autour d’Assad, sont les véritables piliers du régime”.
Mais les dirigeants de l’Avant-garde combattante sont beaucoup moins précis sur la nature de l’Etat islamique, ou “califat”, qu’ils veulent mettre en place. Son chef, ou calife, devrait être élu par les “conseillers les plus savants” de l’Etat (Ahl al Akad). Le futur calife pourrait n’être autre qu’Adnan Okla, s’il est encore chef de Talia al Moukatila au moment de la prise du pouvoir: “S’il est correct et pieux, il reste, dit son conseiller, sinon, s’il y a une déviation, il saute”.
Quelle sera la nature de la Constitution de l’Etat islamique? Elle sera rédigée par les savants, par les oulémas. Comment seront-ils choisis? Comment sera choisi à son tour le “majlis al shoura” (conseil consultatif)? Impossible d’obtenir des réponses à ces questions fondamentales, de même que sur la politique économique du futur califat. Le porte-parole d’Adnan Okla reste très vague: “Dans l’Etat islamique, les droits de chaque citoyen sont respectés. Personne, ni l’Etat, ni les gens, ne peut s’ingérer dans les affaires des autres”… Ou encore: “Pour nous, ces problèmes ne se posent pas de la même façon que dans les autres pays. Ce que je gagne par mes propres moyens, cela reste pour moi; si ce n’est pas le cas, l’Etat a le droit de le reprendre — c’est très précis dans les livres islamiques”.
Il est par contre beaucoup plus précis sur les rapports avec les partis politiques: c’est le rejet total. Aucun parti politique ne serait autorisé dans le futur Etat islamique. Pas la moindre ambiguïté sur ce point: “Notre but est défini dès le départ: c’est la construction de l’Etat islamique. Après toutes les pertes que nous avons subies, on ne peut pas céder, ni changer notre objectif; on ne change pas, on ne changera jamais”.
Excluant l’alliance avec les partis politiques — “ils ne représentent pas un poids politique en Syrie, et le peuple les rejette” — l’Avant-garde combattante refuse même d’envisager un lien temporaire, pour renverser le président Assad et instaurer un régime démocratique et transitoire, laissant au peuple syrien le soin de décider lui-même, par des élections ou par un référendum, s’il souhaite l’établissement de l’Etat islamique. Pour les moudjahidines, rien ne garantit que le régime transitoire serait vraiement démocratique: “Les Syriens ont déjà eu des expériences avec les partis, et ils étaient de purs dictateurs”. Mais surtout, les moudjahidines récusent le “point de vue des démocrates”: “Pour nous, conclut le conseiller d’Adnan Okla, les hommes n’ont pas le droit de gouverner par eux-mêmes, ils doivent être gouvernés par l’ordre de Dieu”.
La Démocratie islamique
Le discours des
dirigeants de la tendance « politique » des Frères Musulmans est
diamétralement opposée : soulignant que les fondateurs du mouvement en
Syrie – Moustafa Sibaï, Mohammed Moubarak, Omar Bahaouddine – sont des «
spécialistes des sciences humaines », les porte-parole des Frères
Musulmans affirment qu’ils n’ont jamais cherché à imposer leur idéologie
par la force. « Normalement, notre lutte devrait se dérouler dans
l’enceinte du Parlement, et au niveau de l’idéologie », déclare Adnan
Saadeddine, ajoutant : « Aucun de nous n’a étudié la guerre de guérilla
comme Fidel Castro ou Ho Chi Minh… Mais après la suppression de toute
dignité humaine en Syrie, nous n’avons pas d’autre alternative que la
lutte militaire pour renverser ce régime ».
« L’enthousiasme de
notre jeunesse est compensé par la modération et le caractère
raisonnable de nos dirigeants », dit de son côté un autre dirigeant des
Frères Musulmans, Said Haoua. Après avoir été emprisonné de 1973 à 1976,
celui qu’on appelle désormais sous le nom de « Cheikh » Said Haoua a
été pendant plusieurs années, au sein du commandement suprême des Frères
Musulmans, le responsable de l’organisation militaire. Mais il se veut
l’homme du dialogue avec les musulmans qui sont en dehors du mouvement
islamique, et avec les autres religions, en particulier avec les
Chrétiens. « L’Etat islamique que nous voulons instaurer n’est pas un
Etat islaique fondamentaliste qui tue les gens, comme en Iran, mais un
Etat islamique qui suive les enseignements du Coran », affirme Said
Haoua ; prenant ainsi d’emblée leurs distances avec le régime de
Khomeini, les dirigeants des Frères Musulmans syriens affirment qu’ils
veulent mettre en place un régime où « tous les citoyens soient à l’aise
», qu’ils soient sunnites, ismaéliens ou druzes, ou même et surtout,
alaouites. « Une grande partie des Alaouites seraient d’accord avec ce
que nous voulons », affirme Said Haoua, « si nous avions les uns et les
autres la liberté d’engager une discussion ».
Dans l’organisation de
cet Etat islamique qui devrait tenir compte des « caractéristiques
religieuses, ethniques, historiques et sociales » de la Syrie, il y a,
ajoute cheikh Said Haoua, « un certain nombre de points que nous devons
considérer comme acquis : les Syriens aiment le système républicain, la
liberté, les activités politiques, l’égalité devant la loi ».
Pour Said Haoua, il est
possible d’instaurer un Etat islamique en Syrie dès le lendemain du
renversement du président Assad : il suffit pour cela que la «
constitution proclame que l’Islam est la religion de l’Etat, et que
l’Islam est la source principale » de la législation. Concrètement, les
Frères Musulmans envisagent le calendrier suivant : aussitôt après le
renversement d’Assad une proclamation annoncerait l’abolition de la
constitution actuelle, et l’égalité de tous les citoyens syriens. Cette
proclamation serait suivie par la mise en place, dans les plus brefs
délais, d’un gouvernement provisoire composé d’experts, de juges,
d’économistes, qui ne durerait pas plus de trois mois, pour que la Syrie
ne vive pas dans le « vide politique ». Enfin, l’organisation
d’élections libres devrait aboutir à la mise en place d’une assemblée
constituante qui, après avoir rédigé la constitution, pourrait devenir
le « parlement », « afin de ne pas répéter l’erreur d’élections trop
fréquentes ».
Quelle sera la
participation des partis politiques à ce processus jusque là très
constitutionnel ? « Dans notre code révolutionnaire », déclare Adnan
Saadeddine, « la vie politique est régie par deux règles :
– tous les partis
politiques sont autorisés à condition qu’ils n’aillent pas à l’encontre
des croyances du pays. Aucun parti ne sera autorisé à déclarer : « Nous
voulons fonder notre gouvernement sur l’athéisme ».
– aucun parti ne pourra être soumis à une puissance étrangère.
Pressé de répondre si
oui ou non les marxistes, ls communistes – en particulier les membres du
Parti communiste de Riad Turk, avec lesquels ils sont en contact –
pourront participer à la formation du gouvernement provisoire et à
l’élection de la constituante, Adnan Saadeddine refuse de répondre.
Disposés à n’être qu’un
parti politique comme les autres, les Frères Musulmans syriens
envisagent, s’ils n’avaient pas la majorité, d’entrer dans une alliance
avec les autres partis. S’ils ont la majorité, et donc la possibilité de
former un gouvernement composé exclusivement de Frères Musulmans, ils
essaieraient néanmoins « d’obtenir la participation des principales
minorités : Chrétiens, druzes, etc ». De toute façon, s’ils avaient la
majorité, les Frères Musulmans chercheraient, selon Said Haoua, à
obtenir le consensus de tous les partis sur une « charte nationale », et
ils n’envisageraient pas d’apporter une modification à la constitution
rédigée par la constituante qui « violerait cette charte nationale ».
Les Frères Musulmans
syriens sont persuadés que la population syrienne souhaite l’avènement
d’un tel Etat islamique. Assurant que la situation politique dans le
monde arabe n’est plus ce qu’elle était il y a 30 ans, ils affirment que
tous les partis politiques ont été obligés d’adopter les idées de
l’Islam – « même le Baas qui avait pris la tête de la politique de
laïcisation ». C’est du moins la conclusion que les dirigeants des
Frères Musulmans tirent de l’adhésion de ce parti, avec Michel Aflak, à
la charte de l’alliance nationale. Et « tout chef d’Etat qui veut rester
en vie dans un Etat islamique doit tenir compte de ce phénomène »,
affirme Said Haoua.
Mais fondamentalement,
le discours de Said Haoua et d’Adnan Saadeddine reste très modéré. Et il
ne s’agit pas, selon eux, d’une attitude éphémère, tactique, destinée à
séduire, par presse interposée, les pays occidentaux avant la prise du
pouvoir. Il y a, comme garantie, leur engagement au sein de l’alliance
nationale. Et puis, l’autre garantie, c’est que l’objectif des Frères
Musulmans ne se limite pas à la Syrie : « Notre grande aspiration, dit
Said Haoua, c’est un Etat islamique qui réunirait tout le monde musulman
». Ce « rêve d’un grand Etat islamique », qui pourrait se réaliser dans
50 ans ou plus, pourrait idéalement prendre la forme des « Etats Unis
Islamiques », avec un système constitutionnel comparable à celui des
Etats Unis d’Amérique. Il pourrait aussi s’agir d’une espèce de «
Commonwealth » à la Britannique, avec un chef d’Etat purement
représentatif, qui serait élu par les Etats membres. « En Syrie, conclut
cheikh Said Haoua, nous voulons mettre en place un système qui puisse
être copié par de nombreux pays musulmans – et nous réalisons que si
nous ne sommes pas modérés en Syrie, nous ne pourrions rien faire
ultérieurement ».
S’affirmant « modérés »
et « très démocrates », à ceci près, précise Said Haoua, que dans un
pays comme la France c’est la constitution qui est le cadre
imprescriptible de la vie politique, tandis que « dans l’Islam, c’est le
Coran qu’on ne peut enfreindre », les Frères Musulmans syriens sont
donc convaincus que leur Etat islamique sera facilement accepté par le
monde arabe, et par le reste du monde.
L’Arabie Saoudite, par
exemple, accueillerait favorablement un Etat islamique modéré qui
constituerait une « protection contre les menaces communistes à partir
de la Syrie et contre Israel. De même, l’Irak ne cherche qu’à avoir à
Damas un régime « amical et raisonnable » n’intervenant pas dans ses
affaires intérieures. Les Frères Musulmans syriens se disent aussi prêts
à établir des relations avec les pays européens, les USA, l’URSS et la
Chine : « Les musulmans avaient des relations avec l’Europe du temps des
Abassides », rappelle Adnan Saadeddine, qui révèle que l’alliance
nationale a pris la décision d’établir des contacts avec les partis au
pouvoir en Europe, socialistes ou libéraux, « pour faire connaître nos
problèmes, et faire savoir que nous voulions établir des relations au
niveau le plus élevé ».
Ce message s’adresse en
particulier à la France, car les Frères Musulmans savent que « si la
France essaie d’améliorer ses relations avec Israel, ce n’est pas au
détriment des Arabes ». « La France est très avancée dans le domaine
technologique », ajoute Adnan Saadeddine, « et elle n’est pas dangereuse
pour les pays en voie de développement, en tout cas pas en ce moment ».
Ayant lu avec beaucoup
d’intérêt l’article du Monde (14 octobre 1982) qui révélait que le
président Mitterrand avait donné le feu vert à la DGSE pour des actions
en Syrie – « le gouvernement français a réalisé que le régime d’Assad
est un gang », commente Adnan Saadeddine – et ayant été avertis que des
commandos syriens interceptés en France devaient exécuter certains de
leurs dirigeants réfugiés en Europe, les dirigeants des Frères Musulmans
syriens sont disposés à avoir des relations avec la France «
maintenant, pendant la phase révolutionnaire, et après, d’Etat à Etat ».
La crise au sein de l’organisation des Frères Musulmans
Que représentent
aujourd’hui les divers courants des Frères Musulmans syriens ? Il est
difficile d’apprécier l’implantation réelle des diverses organisations :
après l’échec de la brève tentative de réunification – mars-décembre
1981 – pendant laquelle les trois tendances avaient mis sur pied un
commandement unique placé sous Hassan Houaidi, un ancien adjoint d’Issam
al Attar, et l’échec de la tentative de la prise du pouvoir et
l’effroyable répression qui a suivi le soulèvement de Hama, les diverses
tendances du mouvement des Frères Musulmans se livrent à une guerre des
communiqués et déclarations contradictoires dans lesquels la propagande
masque souvent la réalité.
Les Frères Musulmans
ont-ils cru s’emparer du pouvoir au début de 1982 ? Leur complot
prévoyait notamment la participation de l’aviation, qui devait bombarder
l’immeuble où se trouvait le président Assad, les centres des services
spéciaux et les unités des brigades de défense basées autour de Damas.
Les Blindés devaient prendre le contrôle de la radio et de la
télévision, et des principaux centres du pouvoir. Dans ce complot aux
nombreuses ramifications, des unités de l’armée de terre devaient
également intervenir, certaines participant activement au coup d’Etat,
tandis que d’autres devaient se borner à neutraliser celles qui auraient
pu rester loyales au régime. Ce coup d’Etat militaire devait être
accompagné d’un soulèvement populaire, et d’autres mesures sur
lesquelles les dirigeants islamiques gardent le silence…
Mais le complot devait
échouer à cause d’un changement de dernière minute dans le programme du
président Assad, et aussi, selon les dirigeants de l « avant garde
combattante », à cause d’une « trahison » qui a entraîné la découverte
du complot, et l’arrestation, en janvier 1982, de Khaled Chami, l’un des
principaux agents de liaison entre le « commandement suprême » et
l’intérieur, ainsi que celle du général Taisir Loutfi, officier
d’Etat-Major responsable de l’organisation des Frères Musulmans au sein
de l’armée, suivie par celle de plus de deux cents officiers appartenant
aux diverses tendances des Frères Musulmans, y compris celle d’Issam al
Attar.
Quelques jours plus
tard, c’était le soulèvement de Hama. Comment Omar Jaouad, le
responsable des Frères Musulmans de Hama, a-t-il pu donner le signal du
soulèvement, alors que quelques jours auparavant, dans sa dernière
missive parvenue à l’extérieur, et datée du 21 janvier 1982, il lançat
un véritable appel au secours aux dirigeants de l’organisation affirmant
que i son appel n’était pas entendu, « tout ce qui est Islam et Frères
Musulmans en Syrie serait anéanti ». Dans quelles circonstances les
Frères Musulmans se ont-ils engagés dans cette bataille suicidaire qui
s’est soldée par au moins quinze mille morts dans la population civile,
et la perte de 300 à 400 « moudjahiddines » aguerris ? Il est encore
trop tôt pour élucider ce qui reste un mystère, les responsables des
diverses factions étant trop impliqués dans cette ffaire pour fournir
les éclaircissements nécessaires.
Le soulèvement de Hama
devait-il être accompagné par un soulèvement généralisé dans les autres
villes – qui n’a pas eu lieu, faute de préparation suffisante ?
Faisait-il partie du complot avorté ? Des renforts devaient-ils venir
d’Irak, mais là aussi l’opération projetée fut-elle annulée, faute de
préparation et de concertation ? Selon Said Haoua, le leader de l »avant
garde combattante », Adnan Okla, aurait « trompé » les Frères Musulmans
de Hama, en leur faisant croire que la direction du mouvement avait pri
la décision de se battre, et en leur donnant le signal convenu… pour «
mettre en difficulté » la direction des Frères Musulmans. Selon le «
conseiller politique » d’Adnan Okla, les « moudhahiddines » ne pouvaient
pas refuser le combat, en abandonnant leurs familles. « C’est
inadmissible du point de vue islamique, on préfère mourir tous, avec nos
enfants, que de laisser nos femmes être violées, et nos enfants soumis
aux sévices des services de sécurité ». Et les moudjahiddines n’étaient
pas certains de perdre la bataille de Hama à cent pour cent ; il y avait
un espoir, qu’il allait se passer quelque chose dans les autres villes,
qui n’a pas eu lieu ».
Le débat n’est pas
purement théorique : c’est, après de telles « erreurs » (les Frères
Musulmans récusent ce mot), l’avenir du mouvement qui est en cause. Un
important remaniement de la direction de la tendance « politique » a
d’ailleurs eu lieu après les évènements de Hama. Les élections qui ont
normalement lieu tous les quatre ans au sein de l’organisation furebnt
avancées de 5 mois. Le nombre des membres du « commandement suprême »,
qui était de 7, a été augmenté et porté à 12, de nouvelles personnalités
entrant dans la direction, d’autres voyant leurs responsabilités
réduites. Le nombre des membres du « conseil consultatif » de
l’organisation, qui est de 30, pourrait être augmenté. Le rôle de
certains dirigeants a été vivement critiqué, en particulier celui
d’Adnan Saadeddine, qui, en 1981, disait à qui voulait l’entendre : «
Tout est prêt ; les bases sont prêtes ; dans six mois nous aurons un
Etat islamique »… S’étant démis de toutes ses fonctions, il a été réélu
au commandement suprême, mais son autorité en est sortie diminuée.
Manifestement, la crise
est grave. Les deux branches de l’organisation qui poursuivaient la
lutte armée contre le régime ont suspendu leurs opérations. La crise est
d’autant plus profonde que les clivages ne se font pas seulement entre
deux organisations regroupant partisans et adversaires de l’alliance
politique. Comme l’explique un jeune cadre islamique, personne n’a le
monopole du sigle « Frères Musulmans ». Et si la tendance « politique »
et l « avant garde combattante » sont bien maintenant des directions
bien distinctes, regroupées autour de quelques personnalités et
d’options politiques fondamentales, il ne faut pas oublier qu’elles
recrutent leurs militants dans le même milieu intégriste, imprégné des
enseignements de Hassan al Banna et de Seyid Kotb. Beaucoup de militants
passent d’une organisation à l’autre avec facilité ; et ce d’autant
plus facilement que plus on s’écarte du « commandement suprême », plus
les frontières idéologiques sont floues, et qu’à la base, dans chaque
membre de la tendance « politique » des Frères Musulmans, qui accepte
par discipline le compromis de la direction, il y a un « avant-gardiste »
qui sommeille, et qui se demande s’il ne faut pas « barrer la route à
tous ceux qui veulent voler notre œuvre révolutionnaire ».
L’avenir de l’opposition
Moins d’un an après la
signature de la charte, l’alliance nationale a-t-elle déçu les espoirs
qu’elle avait pu susciter ? Sur le plan international, elle n’est
toujours soutenue que par l’Irak, le Yemen du Nord (qui a un vieux
compte à régler avec le président Assad qui soutient le « front national
démocratique » de l’opposition yéménite), et, depuis les évènements de
Beyrouth, une partie de l’OP (Fatah) et, imperceptiblement, l’Algérie.
Sur le plan intérieur,
les dirigeants des Frères Musulmans conviennent avec Adnan Saadeddine
que l’alliance ne fonctionne pas de façon « tout à fait satisfaisante »,
car elle souffre de la « suspension » des opérations décidée après Hama
; par ailleurs, le fait que nombre de signataires de la charte
s’opposent encore à la publication de leur nom pour des « raisons de
sécurité »contribue à réduire son influence. Mais surtout, au lieu
d’unifier l’opposition syrienne, l’alliance a contribué à la diviser
davantage. Tout d’abord, en accentuant les clivages au sein du mouvement
islamique. Après l’éclatement de l’organisation des Frères Musulmans,
l’alliance mérite le nom de « front de Bagdad » que lui avait donné dès
le départ certains dirigeants de l’opposition syrienne. Privés du
soutien de l’organisation de l « avant-garde combattante » à l’intérieur
de la Syrie, Adnan Saadeddine et Said Haoua risquent de ne plus
représenter qu’une direction politique, qui sera prisonnière du
gouvernement de Bagdad. Selon certaines informations, les partisans
d’Adnan Okla auraient déjà été chassés par les Irakiens des camps
d’entraînement des Frères Musulmans dans les bases de l’armée irakienne :
le gouvernement de Bagdad n’a pas toléré qu’Adnan Okla préserve son
indépendance, et les bases de son organisation.
Au sein des partis
démocratiques, l « Alliance nationale » a créé un nouveau facteur de
dsunion, entre membres de l »Alliance » et membres du « Rassemblement ».
Contrairement à ce qu’affirment un peu vite ses adversaires, le «
Rassemblement national démocratique » n’est pas qu’un « tract », ni
qu’un « nom ». Paradoxalement, c’est au moment même où est signée l
charte de l’Alliance, en mars 1982, que le « Rassemblement » reprend vie
: après l’écrasement du soulèvement de Hama, et l’apparition au grand
jour de l « avant-garde combattante » et de ses thèses absolutistes,
ceux qui avaient vu dans le mouvement islamique une force irrésistible,
et avaient eu tendance à dériver vers l’Alliance, reprenaient foi dans
la nécessité de reconstruire le « Rassemblement », comme en témoigne la
préparation d’un document assez remarquable par la lucidité de son
analyse sur la situation dans le monde arabe et en Syrie après la
cinquième défaite arabe.
Mais l’Alliance a eu un
mérite : en dépit de ses imperfections, elle montre qu’il est peut-être
possible d’intégrer le mouvement islamique au jeu politique syrien – et
arabe<. C’est en tout cas la conviction d’Akram Haurani : « Il faut,
dit-il, regarder la vérité en face. Etant donné la floraison de
mouvements islamiques dans les pays arabes, dont certains sont très
extrémistes, attirer une partie du mouvement islamique syrien dans un
front, sur un programme démocratique, est un grand acquis – cela va
élargir la vision démocratique des bases des Frères Musulmans – qui
devrait avoir des répercussions dans tout le monde arabe » .
L’alliance des Frères
Musulmans avec les partis de l « Alliance » débouchera-t-elle sur un
regroupement plus large de toute l’opposition syrienne ? La fusion de l «
Alliance » et du »Rassemblement » est-elle possible ? Un dirigeant de
l’une des formations politiques les plus hostiles aux Frères Musulmans,
l’Union Socialiste Arabe de Jamal Atassi, accepte aujourd’hui
d’envisager des discussions avec le mouvement islamique, à condition
qu’elles soient menées par la direction d’un front regroupant tous les
partis laïcs, car le rapport de force serait alors changé… ou si les
Frères Musulmans arrivent à se regrouper sur un programme donnant des
garanties sur les trois points suivants: le problème de l’unité
nationale, le problème de la démocratie, et le conflit israélo-arabe –
et relancent le dialogue.
De même, le « Baas
démocratique socialiste arabe » (ex- 23 février) est « prêt à oublier
l’idéologie et l’histoire » des Frères Musulmans, pourvu que les
discussions s’engagent dans le cadre du « Rassemblement », et aux mêmes
conditions que l’Union Socialiste Arabe.
Sinon… les dirigeants de
l’opposition démocratique syrienne sont très pessimistes. « C’est, dit
l’un d’eux, la porte ouverte aux mini-groupes terroristes, et la fin de
l’opposition syrienne de toute sorte ».
Certains vont même
jusqu’à redouter le démembrement de la Syrie. Evoquant un « plan
israélien » qui vise à l’éclatement de la Syrie en quatre Etats, l’un
druze, l’autre alaouite, et deux sunnites autour de Damas et d’Alep, ils
estiment que les Frères Musulmans et le président Assad font à leur
façon le jeu israélien.
Le spectre du
démembrement de la Syrie, et de l’Irak, n’est-il qu’un artifice de plus,
brandi habilement par Assad et par Saddam Hussein ? Certains dirigeants
de l’opposition démocratique syrienne ne sont pas convaincus que les
deux dictateurs soient vraiment engagés dans une lutte à mort : « Si les
Irakiens étaient sincères, si Saddam Hussein voulait vraiment renverser
Assad, il devrait avoir une autre attitude vis à vis des forces
démocratiques qui veulent vraiment changer le régime », remarque l’un
d’eux. Et même Akram Haurani, qui siège à Bagdad dans le « secrétariat
général » de l’Alliance, admet qu’auparavant « L’Irak n’avait pas mis
tout son poids dans la balance… et maintenant, avec la guerre contre
l’Iran, il est occupé ailleurs ».
Déjà, en octobre 1978,
au moment où les forces qui composent aujourd’hui le « Rassemblement »
espéraient obtenir l’adhésion du Baas « pro-irakien », l’Irak conclut
subitement un pacte avec la Syrie qui mit un terme brutal à cet espoir.
Un nouveau pacte entre les deux dictateurs n’est pas inconcevable. Le
prochain voyage à Damas du roi Fahed, qui, depuis le sommet de Fes,
cherche à les réconcilier, pourrait lever en partie ces incertitudes.
« Un tel pacte ne nous
ferait pas arrêter notre lutte contre le régime syrien », affirme
résolument Akram Haurani. Mais l’opposition démocratique syrienne, plus
exsangue que jamais après l’écrasement du soulèvement de Hama, ne se
relèverait probablement pas d’un tel coup. Et elle assistera impuissante
aux festivités qui marqueront le vingtième anniversaire de l’arrivée du
Baas au pouvoir en Syrie, le 8 mars 1963…
(Le Monde Diplomatique,
Mars 1983, extraits)
postmaster@chris-kutschera.com
Droits de Reproduction strictement réservés © Chris Kutschera 2012